(2020.07). L’idée de mettre au menu des aliments produits chez nous est rassembleuse. Les raisons sont connues : fraîcheur, faible empreinte carbone, économie locale, vitalité du territoire, plaisir, fierté, résilience, et j’en passe. La crise du coronavirus a d’ailleurs mis l’alimentation locale sur plusieurs lèvres, comme elle a mis la lumière sur la fragilité des systèmes alimentaires globalisés. Et par conséquent sur l’intérêt de se nourrir davantage de ce que l’on peut produire chez nous, en optimisant les pratiques écologiques, voire régénératrices, en se souciant de biodiversité, d’autonomie, ainsi que de la santé des sols et des cours d’eau et donc, nécessairement, de celle des vers de terre, des abeilles et des oiseaux. Par amour de la nature bien sûr, mais aussi pour que puissent encore manger et respirer les générations futures. Par amour de la vie.
Ayant le privilège d’échanger avec le public sur l’alimentation locale lors d’événements, de conférences et plus récemment autour de la parution de Mangez local!, je constate à quel point les gens sont nombreux à avancer, chacun à leur rythme, sur le chemin de la proximité. Un cheminement savoureux certes, mais non sans défis. Il est primordial de considérer ces défis, car même s’il y a souvent des solutions pour contourner les obstacles rencontrés ou pour les transformer en motivation, tant qu’ils sont perçus comme insurmontables, manger local restera compliqué aux yeux de la personne qui le perçoit ainsi. Les défis rencontrés sont, pour la plupart, reliés à nos contextes personnels ou familiaux (manque de temps, impression de se priver, budget…). Une des préoccupations qui revient souvent est pourtant d’ordre sociétal plutôt qu’individuel : « oui, mais il y a des personnes pour qui c’est impossible, ce n’est pas réaliste pour tous ».
Malheureusement, c’est vrai.
Dans le système actuel, l’accès aux aliments sains et durables n’est pas possible pour tous. Mais cela ne veut pas dire que ça ne pourrait pas l’être si on fait ce qu’il faut. Et ce n’est surtout pas une raison pour ne pas manger local lorsqu’on le peut. Bien que ce ne soit pas mon expertise, je ne souhaite pas contourner l’essentielle question de la justice alimentaire. Parce qu’en parler contribue à accorder de la lumière au sujet, touche les cœurs et stimule l’implication.
La justice alimentaire prend racine dans les enjeux complexes des inégalités et de la justice sociale. Les personnes qui éprouvent une difficulté d’accès aux aliments habitent-elles dans des secteurs considérés comme des déserts alimentaires? Sont-elles aux prises avec des coûts de logement qui ont grimpé, leur laissant peu de marge de manœuvre pour l’alimentation? Reçoivent-elles un salaire trop bas pour le travail effectué? Sont-elles marginalisées ou vivent-elles en situation de pauvreté? Comme société, c’est nécessaire de repenser l’accès aux aliments sains et durables dans nos quartiers et dans nos villages, c’est primordial de prendre des actions et des décisions politiques pour réduire la pauvreté, lutter contres les inégalités et prioriser la justice sociale, c’est essentiel de soutenir les organismes communautaires qui font un travail extraordinaire sur le terrain, et il existe d’autres leviers politiques et collectifs pour incarner une société inclusive, solidaire, juste.
Comme l’a déclamé Élisapie lors du spectacle de la fête nationale 2020, on peut rêver d’un monde juste et uni, mais « il ne faudra plus jamais laisser tomber personne en cours de route : les plus visibles, les nouveaux, les fragiles, les différents, les moins jeunes, les moins riches, les éloignés, les écorchés (…). C’est de notre multitude que naît notre richesse ».
L’idée, maintenant, est de se relever les manches et de faire en sorte que les bottines suivent les babines. D’une part pour réduire la pauvreté et les inégalités, et d’autre part sur le plan alimentaire, pour activer notre créativité à imaginer, ensemble, des façons réalistes pour que notre territoire puisse nourrir à la fois la terre et les gens. Tous les gens.
On a entendu parler de subventionner l’électricité pour prolonger la saison de culture avec des serres. Mais encore : trouver des façons de rémunérer les agriculteurs pour les services écosystémiques rendus à la collectivité par leurs pratiques écologiques? Revisiter certaines lois pour que des secteurs aient le champ un peu plus libre pour nous nourrir? Faciliter l’accès à la terre aux personnes qui souhaitent la cultiver à échelle humaine? Diriger les programmes de subvention et la recherche vers les pratiques agroécologiques et l’agriculture d’occupation du territoire? Supporter significativement les initiatives de mise en marché de proximité actuelles et celles qui sont encore à imaginer? Réduire les contraintes à la mise au menu d’aliments locaux dans les cuisines des écoles, des hôpitaux et autres institutions publiques? Inclure l’alimentation et l’agriculture au cursus scolaire de base? Voilà plusieurs exemples – et les experts en auront d’autres à ajouter – qui pourraient favoriser l’accès aux aliments sains et durables d’ici. On envoie des gens sur la lune, on devrait être capable de se doter de moyens concrets pour se nourrir de ce qui vient de chez nous, aujourd’hui et demain. C’est le temps de se donner la parole et de s’écouter, pour se dessiner courageusement un système alimentaire qui ne vise pas le « cheap » mais le juste et la préservation de la vie.
Les aliments ne sont pas un « bien de consommation » comme un autre. Non seulement ils donnent du carburant à notre corps, mais ils sont liés à notre histoire, à notre culture, à notre identité, aux autres humains d’ici et d’ailleurs, au territoire nourricier, à la santé de la planète, notre grande maison à tous. Favoriser l’envol d’une agriculture de proximité respectueuse de toutes les formes de vie est un (délicieux!) investissement dans un système alimentaire juste, vert, résilient, rassembleur, solidaire, vitalisant, fier de son identité et de sa saisonnalité, nourricier pour le corps et l’âme. Un tel système aurait des retombées positives en termes d’accessibilité qui rejailliront sur tous.
Si la crise a éveillé ou stimulé un désir chez un nombre grandissant de personnes de mettre la proximité au menu, c’est le temps de se mobiliser autour des grands enjeux entourant la souveraineté et la justice alimentaire, ET des petites choses faites avec cœur, comme dire merci à Sonia en achetant ses betteraves au marché, planter des tomates cerise sur le balcon ou au jardin collectif et attendre que les enfants soient revenus de la garderie pour les récolter avec eux, congeler des framboises pour cuisiner les muffins préférés d’une amie en janvier, aider une voisine âgée à cueillir les pommes de l’arbre qu’elle a devant chez elle ou s’arrêter au kiosque fermier au retour du travail ou en allant reconduire les garçons au soccer. Les gestes individuels ne remplacent pas les essentielles actions collectives et politiques; ils s’y additionnent. Quand on est nombreux à partager des pratiques et une vision, on se dote d’une voix citoyenne commune qui résonne plus fort en faveur du système alimentaire dont on rêve, qui ne laisse tomber personne en cours de route, et qui a tout pour incarner un projet de société nourrissant pour tous.
Photo : Ariel Tarr (tirée de Mangez local!)
Excellent texte Julie!! Et vive les bottines libres!